CHAPITRE PREMIER
Dans le noir, seul le point rouge d’un voyant lumineux permet, à la longue, de deviner vaguement les contours de la pièce. Peu de chose d’ailleurs : des cadrans sur les murs et des quantités de fils dont la plupart pendent jusqu’au sol.
Pourtant là, dans le coin, il doit y avoir une couchette ou quelque chose d’approchant. Une forme est allongée, secouée parfois de légers soubresauts. Leur rythme s’accélère peu à peu, au fil des heures.
Un gémissement maintenant...
*
C’est finalement une impression de malaise qui tire Cal de son sommeil hibernateur. Il ouvre les yeux et se redresse sur un coude, se passant la main gauche devant le visage d’un mouvement inquiet.
Son regard accroche le voyant rouge et son cerveau, comme libéré, se remet soudain à fonctionner. Aussitôt la question, confuse jusqu’ici, se formule sur ses lèvres. « Que se passe-t-il ? Voyons, il devrait y avoir un robot-boule pour veiller sur lui. Ne serait-ce que pour lui donner un verre de ce produit infâme qu’il avale à chaque fois pour hâter le processus mental. »
Son esprit fait instinctivement un retour en arrière et il retrouve brusquement cette terrible impression de catastrophe de sa première arrivée sur Vaha, dans la capsule pénitentiaire. Cette solitude...
Le cœur cognant comme un fou, il bascule les jambes pour s’asseoir sur le bord de la couchette. La sensation du sol sous la plante des pieds lui fait reprendre contact avec la réalité. Aussitôt la vieille habitude du monologue revient. Il se met à marmonner tout seul d’une voix à peine distincte. Ça l’a toujours aidé à réfléchir.
« Du calme, mon vieux, tu paniques comme une minette ! D’accord, ce réveil est anormal mais il doit y avoir une explication... La base détruite ? Non, pas possible ; puisque je suis réveillé, c’est que le processus de sortie d’hibernation a été branché et qu’il y a encore de l’énergie. Bon, le mieux c’est d’aller voir si Giuse est réveillé lui aussi. »
Ses yeux sont maintenant accoutumés à cette pauvre lumière et il se lève, le plan de la pièce déjà dans la tête. Les mains en avant, il avance lentement vers la porte qui doit coulisser à son approche...
Rien du tout, oui !
Cette fois, une petite sonnette d’alarme se met à vibrer dans sa tête. Il y a vraiment quelque chose qui cloche. Il fait glisser la main le long de la cloison de droite et trouve le bouton de secours qu’il presse.
Il sent la porte s’effacer. Voilà le couloir du laboratoire. La cellule de réanimation de Giuse doit se trouver à gauche. Cette sacrée lumière rouge n’éclaire évidemment pas jusqu’ici et il avance dans un noir d’encre. Son humeur s’en ressent. Une sourde colère commence à l’envahir. Sans robot-boule il n’a pas pu appeler HI, l’ordinateur de la base et, à dire vrai, son véritable chef ! Mais au fond ici il y a peut-être un capteur mural ?
— Dis donc HI, tu m’entends ? demande-t-il à voix haute.
Quelques secondes s’écoulent et un grésillement se fait entendre au fond du couloir, qui fait un coude s’il s’en souvient bien. Il se tourne... enfin ça bouge !
Voilà la lueur bleutée caractéristique des robots-boules. Effectivement une boule apparaît, flottant à 1,50 m du sol, masse d’énergie contrôlée par le grand ordinateur-cerveau de la base qui s’en sert pour exécuter ses ordres, entretenir la totalité des aménagements. Finalement, les boules sont ses mains et ses doigts.
Soudain tout se précipite. À peine la boule a-t-elle apparu là-bas, qu’un trait d’énergie pure en jaillit, flèche mortelle qui se dirige droit vers Cal !
Pétrifié, il n’a pas le temps de réagir. Son cerveau n’a pas compris. Les robots sont les serviteurs de la base. Ils sont en contact permanent, tous, avec HI qui ne les laisserait jamais faire du mal à un humain puisque sa fonction même est de protéger ceux-ci.
Une seconde s’écoule avant que le Terrien ne s’aperçoive que le robot-boule l’a manqué. Et le fait est déjà tellement stupéfiant ! Mathématiquement, techniquement, il devait être touché. Ou alors il n’était pas visé... oui, c’est sûrement cela.
Il se détourne brutalement pour voir le danger qui le menace lorsqu’il sent une brûlure violente à l’épaule gauche. Une nouvelle décharge l’a frôlé ! Bon sang ! Le robot veut le tuer !
Au moment où cette évidence s’impose vraiment à son esprit, il est libéré de cette paralysie et retrouve ses réflexes de combattants. Il bondit sur le côté et s’enfuit sans se préoccuper de l’obscurité.
Dans sa mémoire, le plan du couloir vient de s’imprimer. Il doit tourner à droite maintenant.
Cal fait des bonds d’un côté à l’autre, évitant, par chance, les décharges d’énergie que lui envoie le robot. Celui-ci n’a pas bougé. Il doit être immobile pour pouvoir lâcher ces décharges, ce qui l’oblige à s’arrêter à chaque fois, si bien qu’il n’a pas pu reprendre de terrain au Terrien.
Le coude... Il fait totalement noir ici, sans la luminosité du robot. Au moment où il se met à l’abri Cal se souvient qu’il y a, tout de suite à droite, une vaste pièce qu’il avait eu l’intention d’utiliser avant de changer d’avis. Il laisse traîner une main sur la paroi du couloir et ses doigts trouvent immédiatement le bouton d’ouverture d’urgence de la porte magnétique. Un déplacement d’air et une odeur de renfermé... elle doit être ouverte. Les mains tendues, en aveugle, il pénètre dans la pièce et cherche l’autre bouton pour fermer de l’intérieur.
Le voilà ! Ses mains sentent la cloison se refermer au moment où la lueur annonçant l’arrivée du robot-boule apparaît. Juste ! « Je suis à l’abri, mais pour combien de temps ? »
De l’autre côté de la porte, il entend le grésillement du robot qui s’est arrêté. S’il essaie de faire fondre la porte, le système de défense automatique va s’enclencher et la porte sera protégée d’un « mur » magnétique. Le Terrien s’écarte et réfléchit. Voyons, est-ce qu’il y a une autre ouverture ici ?
Désespérément il fait appel à ses souvenirs... Non, pas de porte, cette fois il en est sûr... ah, si au moins il y voyait clair... il... mais il y a un ascenseur ! Il revoit l’accès dans un coin...
Longeant un mur, il fait le tour de la pièce. Voilà la rainure... Il avance la main et sent la cloison glisser, ça marche ! Sans hésiter il pénètre, sachant qu’un plancher d’énergie pure vient de se former sous ses pieds dans le puits, profond de centaines de mètres.
Réfléchir, d’abord réfléchir ! La première chose à faire est d’assurer sa survie immédiate, après il prendra le temps de comprendre et de s’organiser. La solution est là, claire dans son esprit. Il trace une ligne descendante le long de la paroi de gauche pour ordonner à la machine de se mettre en marche vers le bas, et laisse traîner l’autre main comptant les paliers au passage.
Au huitième, il stoppe l’ascenseur d’une légère pression du doigt contre la paroi de gauche et la cloison s’ouvre devant lui, il le devine à l’odeur qui atteint ses narines.
S’il ne s’est pas trompé, il doit se trouver dans le hall de stockage des objets d’époque. C’est là qu’il fait entreposer les objets qu’il ramène, à titre d’échantillons, de chacune de ses sorties. Une sorte de musée. Il doit y avoir là ce qu’il a rapporté notamment du dernier voyage. Oui, seulement le hall est immense. S’il se perd dans le noir, jamais il ne retrouvera l’ascenseur... Si, il n’y aura qu’à suivre les murs ! Ce sera long mais ça doit marcher.
Il respire un grand coup, écoute, puis commence à avancer prudemment, en aveugle.
Après une cinquantaine de pas, il se heurte brutalement à quelque chose. Il lui a semblé que le bruit était énorme dans le silence... il s’arrête puis ses mains, entreprennent d’identifier l’objet... Il lui faut presque une minute pour reconnaître un char à voile ! Il a un rire nerveux, silencieux.
Il va le contourner quand il se souvient de quelque chose. Grimpant à bord, il se glisse vers la petite cabine.
Une luminosité... Voilà un robot-boule ! Cal s’écrase au fond du char, puis avance avec précaution à l’intérieur de la cabine pour se mettre hors de vue. Par un interstice entre deux planches qui ont séché, il jette un œil dans le hall.
Ils sont deux ! Fouillant les recoins, ils avancent inexorablement par ici. Vont-ils monter à bord ?
Les lumières se rapprochent et il commence à distinguer ce qui l’entoure. Il va détourner les yeux quand son cœur fait un bond. Voilà ce qu’il était venu chercher... un vieux briquet à pierre, cadeau de Toug il y a... au fait combien de temps ? Il avance la main et prend l’objet et le petit sac qui contenait autrefois la mousse à allumer.
Les grésillements sont plus proches maintenant...
Que faire ? Son regard tombe, par l’ouverture de la cabine sur une sorte de grand filet de pêche, au-delà du char... Aussitôt l’idée germe dans son esprit. Folle, mais quoi d’autre !
Ça va être une question de secondes. Jetant un regard à l’extérieur, il aperçoit les robots à une trentaine de mètres avançant en zigzag. Il songe que s’il ne se décide pas tout de suite il ne pourra plus trouver le courage d’y aller.
À tâtons, il rampe le long du plancher et se laisse glisser hors du char. Il repère un chemin qui le masquera et démarre.
On dirait que les grésillements sont plus proches, soudain... Cal a un instant de panique et se force à respirer calmement, la bouche grande ouverte pour éviter de faire du bruit. Quelle chance de n’avoir pas de bottes. Dans la combinaison, ses pieds ne font pas un bruit sur le sol.
Le filet... il contient bien du métal ! Le coup de veine.
Le Terrien le saisit doucement, sépare les extrémités. Il n’y a plus qu’à attendre. Pourvu seulement que les robots continuent à avancer dans cette position...
Accroupi derrière un grand coffre, il attend.
Les voilà ! ils sont à côté du char. L’un d’eux s’élève dans l’air pour aller à la porte de la cabine... Cal a un frisson de peur rétrospective. S’il était resté là-bas...
L’autre approche... ils vont être trop loin l’un de l’autre... Cal pense que c’est fini, qu’il n’a plus qu’à jouer le tout pour le tout en s’enfuyant vers l’ascenseur quand le grésillement augmente d’un ton, le second robot a rejoint le premier !
Sans attendre, Cal se relève, le filet à la main, et le lance vers les robots qui se balancent à trois mètres de là.
Tout se passe très vite. Cal est déjà en train de se laisser tomber au sol quand le filet de pêche retombe, enrobant les deux robots.
Un éclair gigantesque et une détonation violente. Composés d’énergie pure, mise en circuit par le métal du filet, ils se sont court-circuités mutuellement et ont fait explosion ! Instinctivement il a tourné la tête à la lumière intense qui a éclairé un instant l’ensemble du hall. Ça a suffi pour qu’il garde au fond de la rétine une image qui lui redonne un peu d’espoir.
Là-bas, au fond, il y a une plate-forme de transport ! Que fait-elle là ? Elle a probablement servi à amener une partie du matériel. En tout cas, ce qui est important c’est son coffre d’urgence. Derrière le poste de pilotage se trouve un emplacement réservé à tout un matériel dont on peut avoir besoin, et Cal sait très bien ce qu’il va prendre... si tout se trouve en place normalement, et s’il en a le temps. Parce qu’il est certain que de nouveaux robots ne vont pas tarder à arriver.
Il se redresse et part dans la direction de l’espèce d’allée centrale qu’il a fugitivement observée.
Le chariot... Il le longe... Vite, il faut faire vite.
L’allée... Il accélère le pas... et se prend les tibias dans quelque chose de dur. Ses bras battent l’air et il tombe lourdement.
Jurant sourdement, il se relève et reprend sa marche, espérant ne pas avoir oublié la direction. Bien sûr il pourrait battre le briquet pour allumer la mousse... s’il en reste ? Mais c’est une course de vitesse. Les robots doivent être en route !
Une paroi dure, métallique... la plate-forme !
Il la longe et ses doigts reconnaissent le poste de pilotage. Le geste fébrile, il actionne l’ouverture et grimpe à l’intérieur. Se faufilant entre les sièges il parvient au coffre qu’il ouvre.
Il y a du matériel... mais enveloppé dans les étuis protecteurs. Quelle poisse ! Impossible d’en reconnaître les formes.
La lumière intérieure ! Quel idiot de n’y avoir pas pensé plus tôt. Il revient vers le tableau de bord, tâtonne un instant et trouve les contacteurs qu’il bascule.
Une pauvre lumière vacillante !
La pile solaire du moteur anti-grav est à bout... En tout cas il y voit suffisamment pour retourner au coffre.
Bon Dieu ! Un vrai trésor... Une lampe dans son étui d’étanchéité d’abord, la pile doit être intacte. Un désintégrateur à main, aussi, qu’il suspend tout de suite à sa ceinture, deux harnais anti-grav, ça aussi c’est bon. Et puis des combinaisons, des outils, un matériel précieux... Il devrait bien... oui, voilà un second désintégrateur et une autre lampe. En général les équipages sont de deux et il devait bien y avoir le nécessaire.
À la hâte, il prend les deux objets qu’il accroche aussi à sa ceinture. Puis, une lampe allumée à la main, serrant dans l’autre les harnais anti-grav, il referme le coffre, éteint la lumière intérieure de la plate-forme en coupant les contacts et saute à terre.
Par l’allée centrale il court jusqu’à l’ascenseur et s’y introduit.
Un endroit où se cacher, maintenant, le temps de faire le point, au calme... L’idée arrive aussitôt à son cerveau qui tourne à plein rendement désormais. Son propre appartement ! Seulement il ne faut pas y aller directement.
D’un doigt pressé il fait démarrer l’ascenseur vers le bas, à nouveau.
Trois niveaux et il le stoppe. Un hall de montage de robots... Il va sortir quand trois boules apparaissent !
Bon sang... Il fait un bond en arrière et fait repartir l’ascenseur.
Pas assez vite pourtant. Un robot a eu le temps de tirer et un trou gros comme un ballon de basket apparaît dans la cloison arrière de l’appareil qui n’avance plus que par à-coups.
Cal pose la lampe à terre et défait un harnais antigrav qu’il enfile à toute vitesse.
Ça y est... un désintégrateur, maintenant, pour agrandir le trou. Il stoppe l’engin. Par la brèche il contemple un vide impressionnant. Pas le choix...
La lampe dans une main, l’autre manœuvrant la petite commande du harnais, il s’élève rapidement dans le puits dont l’ascenseur n’emplit qu’une partie.
Plus question d’aller dans son appartement, on le recherche avec trop de minutie. Il faut trouver un endroit insolite. Tout en grimpant, il examine les paliers qu’il dépasse, tâchant de se souvenir à quoi ils correspondent.
Le spot de la lampe éclaire soudain une ouverture béante dans la paroi. Un couloir horizontal dont il n’avait pas connaissance. Un coup de lampe, ça à l’air d’aller loin, il ne voit pas l’extrémité.
Il se décide brusquement et prend pied. La voûte, de roche nue, est à deux mètres de hauteur, laissant un vide au-dessus de sa tête. Il prend le trot, les oreilles aux aguets.
Au bout d’une centaine de mètres un autre couloir se révèle, à gauche. Il l’embouche et manque tomber dans le vide !
Une cage, un puits plutôt, d’ascenseur. Complètement perdu, maintenant... Sa lampe éclaire l’autre côté... oui, c’est bien cela, il doit être entre deux niveaux. Il rebranche le harnais anti-grav et plonge vers le bas.
« Niveau 28 ». L’inscription, en loye, lui fait comprendre où il se trouve : ce sont les halls de stockage. Il n’y est jamais venu. Sans hésiter, il s’immobilise devant une ouverture qui s’écarte tout de suite, automatiquement.
Pas de bruit suspect, il avance. C’est un hall de stockage de piles solaires. Il y en a de toutes les tailles, dans leurs emballages anti-vieillissement. Il fait un pas de côté pour laisser la porte se refermer. C’est une bonne cachette. Jamais un robot-boule ne tirera là-dedans, la base entière sauterait, avec une bonne partie de la planète...
Il avance entre les tas de piles rassemblées par catégorie de taille et de puissance, et s’assied dans un coin.
Maintenant il va pouvoir réfléchir.